Putain de destin

Lorsque j'étais encore une toute petite fille, un soir de fête nationale, sous les lumières multicolores, au son des grondements, je me suis réfugiée dans les bras d'un jeune garçon. Je venais à peine de le rencontrer, je ne savais rien de lui. Si ce n'est que dans ses bras, il apaisa mes craintes. Mon cœur tonnait au rythme des explosions, résonnaient en moi les échos des voix de la foule en liesse. Les larmes aux yeux, je levais la tête, son visage flou dans la pénombre changeant de couleurs au fur et à mesure du spectacle pyrotechnique, j'étais émerveillée.

Petite fille solitaire, ne laissait jamais approcher qui que ce soit. Petite fille téméraire, ne se plaignait jamais, n'exposait que rarement ce qu'elle ressentait.

Je me suis toujours demandée pourquoi j'eus cet élan. Je pensais que c'était peut-être un signe du destin. Ce jeune garçon de sept ans mon aîné, avait dans le regard quelque chose que je ne pourrai jamais parfaitement décrire. Dans ses yeux clairs telle une eau de rivière, se mélangeait une immense tendresse et pourtant une toute aussi lourde tristesse. Je ne compris que bien plus tard, avec du recul et de l’expérience, ce que son âme me racontait.

Garçonnet affligé, avait déjà perdu toute innocence. Garçonnet affligé, n'avait plus que peu d’espérances.

Nous nous voyions régulièrement, ta mère étant la meilleure amie de la mienne, nous devions nous fréquenter inévitablement. À cause de la cruauté de ton frère, de nos chamailleries incessantes, tu me protégeais tout le temps. Prenant sur toi nos querelles, nos ressentiments, tu étais le gardien, l'arbitre, le juge, la source de mon réconfort. Jusqu'au jour où ton cadet, par envie d'évasion, brisa notre trio de galopins. Des années durant, je ne le vis quasiment plus. La distance, petit à petit a été remplacé par des moments reposants, où nous pouvions nous entendre penser, où l'on pouvait rire et honnêtement se parler. De petit garçon manqué qui se bagarrait incessamment, je suis devenu au fur et à mesure plus féminine à tes côtés.

Ta poupée qu'à bout de bras tu protégeais. Ta poupée dont tu prenais soin de chouchouter.

Tes longs doigts aimaient se perdre dans ma longue chevelure d'ébène. Que dis-je ? Châtain foncé, comme tu t'amusais à dire. Ta fierté transparaissait à chaque fois que tu faisais des miracles de tes mains sur ma crinière, j'étais devenue ta tête à coiffer. J'adorais être la cible de toutes tes attentions. Ce jeune homme au regard tendre et touchant, au sourire charmeur, au cœur des plus généreux, avait la folie de me faire rire aux éclats malgré les rudesses de la vie. On ne peut imaginer à quel point cela rassure de se sentir aussi spéciale aux yeux d'une personne que l'on admire.

Te voir amoureux d'une autre, te voir chérir une étrangère, te voir ainsi, m'a fait redescendre de mon petit nuage.

Je n'étais qu'une gamine, qu'aurai-je bien pu t'offrir comparée à elle ? Alors je l'ai méprisé, je l'ai détesté ; tous les deux, je vous ai maudis, puis, je t'ai regardé t'éloigner. Mes weekends sont devenus longs et solitaires, et je ne parle pas des interminables vacances scolaires. J'avais perdu ce soutien inconditionnel. J'avais perdu le seul qui m'était devenu essentiel. Je suis devenue encore plus studieuse, je suis devenue stricte, j'ai fait des plans de carrière ; sur un caprice, je pris une décision. Jamais je ne me marierai, jamais je n'enfanterai, l'amour à mes yeux, était devenu surfait. Après tout, dans ce monde où même mes parents m'avaient renié, je pouvais très bien m'en passer.

C'est facile d'avoir ce genre de résolution lorsqu'on a aucune expérience de la vie, la mettre en exécution est une chose bien plus complexe. En effet, jamais je n'avais imaginé que mes hormones m'influenceraient à ce point, jamais je n'aurai pensé que mon propre corps me trahirait. Aujourd'hui encore, je regrette ce moment où j'ai retrouvé le bourreau de mon enfance. Celui que je voyais devant moi, au regard enjôleur, au sourire de séducteur. J'aurai dû me méfier ! Tout était faux chez lui, de son sourire carnassier à son regard de prédateur. Mais du haut de ma candeur, dans mon innocence, même si on avait eu beau me prévenir, je n'imaginais pas qu'on puisse se transformer ainsi.

Le loup travesti en agneau pour leurrer, dans la bergerie pénétrer, et ainsi tout dévorer.

La seule chose qu'il convoitait, l'unique chose qui faisait de moi quelqu'un d'important à ses yeux, je le lui refusais. J'étais trop jeune, trop soucieuse des sentiments, pas prête à tout dévoiler, pas prête à tout donner de moi. Tu ne t'es jamais interposé, si seulement je n'avais été par ces sentiments aveuglée. Mes sens m'ont dupé, au point de ne plus pouvoir discerner le faux du vrai. Être flattée, se sentir désirée, ne plus être considérée comme un bébé, tout cela m'a induite en erreur. J'avais perdu toute raison, tout mon être était commandé, consumé par cette passion. Ce fut la première fois qu'on me considérait en tant que « femme ». Dans mon obstination, je n'ai trouvé que douleur et déception.

Ses paroles je voulais tant les boire, dur comme fer y croire.

Mon tortionnaire avait changé, enfin, c'est surtout ce qu'au fond de moi j'espérais. Après tout, nos mères désiraient tant nous voir mariés. Si bien que je ne pouvais échapper à mon persécuteur, si bien que même toi, ne pouvais que regarder de loin, mon cher protecteur. Je ne sais toujours pas si tu en avais souffert ou si tu t'en moquais bien. Tu n'abordais même pas le sujet. Je ne te quittais pas pour autant des yeux. Je te voyais éreinté le soir, souvent déprimé, mais je n'en faisais jamais mention, respectant ainsi ton désir de te montrer être l’aîné parfait. Malgré tout, tu gardais toujours le sourire.

Sans même avoir fait quoique ce soit de répréhensible, tout pour moi était devenu incompréhensible.

La supercherie a duré des mois, jusqu'au jour fatidique de son anniversaire. Qu'elle ne fut notre surprise, quel ne fut notre désespoir. Sans crier, sans pleurer, nous avons rebroussés chemin, et sommes rentrés chez moi. Sous le choc, mon innocence s'est envolé, ma confiance, mon ego avec. Qui aurait cru que cet adolescent était cruel au point de trahir son frère et moi en même temps ? Aller voler la princesse de son aîné, sa luxure n'avait eu aucune limite. Vexée, désemparée, désespérée, je ne sais combien de fois ce soir là, je me suis excusée auprès de toi. J'ai attrapé toutes les cochonneries dans la cuisine, un plaid, allumé la télé, et nous nous sommes goinfrés une bonne partie de la nuit.

Sans mots, sans pleurs, sans débordements, nous nous sommes assoupis l'un contre l'autre sur le canapé.

Au petit matin, j'étais toujours dans tes bras, je supposais que cela faisait déjà un moment que tu étais éveillé. Peut-être avais-je été la seule à m'endormir finalement ? La gorge sèche, le cœur serré, je ne pouvais émettre aucun son. Les tiens, doux comme un murmure, à peine audibles, sont restés gravés dans mon esprit toute la journée, ils ont retentis durant des heures sans que je ne comprenne pourquoi tu les avais formulé : « Chut... Ne pleure pas... Je suis tellement navré. ». Pourquoi fallait-il que tu me susurres ces mots en resserrant ton étreinte sur moi ? J'avais envie de te hurler que ce n'était pas à toi de t'excuser, que j'étais la pire des idiotes, que mon immaturité t'avait très certainement brisé le cœur.

Pas une seule fois, le fautif n'a daigné s'excuser. Malgré tout, nos génitrices faisaient mine de rien, ignorant nos souffrances, prenant la défense du-dit coupable. Il pouvait continuer ses méfaits en toute impunité, c'est d'ailleurs ce qu'il a fait. Selon elles, nous nous devions de l'accepter tel qu'il était. Non seulement, il nous avait sali, mais en plus, elles nous trahissaient. Impuissante, je me suis emmurée dans le silence, refermée sur le monde autour de moi, j'arborais une façade impassible alors que je sentais mon être se morceler, mon âme hurler.

Lassée de cette dramatique comédie, je me suis enfuie.

Je m'étais jurée de ne plus jamais vous revoir, prétextant tout ou n'importe quoi pour ne plus croiser vos chemins. Je voulais tout oublier, tourner la page. Je les haïssais tous autant qu'ils sont. Eux et leur fourberie, leur hypocrisie, leurs tours de passe-passe pour tenter de me faire entrer dans leurs combines. Et toi, toujours feignant le bonheur, toujours aussi gentil, au point de m'en donner la nausée. J'étais parfaitement consciente de tout ce que tu sacrifiais pour le confort de ta petite famille. Même si j'en crevais de t'abandonner à ton triste sort. Tout en moi n'était plus que révolte. Je me devais de respirer, de leurs griffes m'extirper.

Des années s'écoulèrent, des événements me changèrent, je grandis, je mûris.

Un soir, en sortant de boîte de nuit, je suis tombée nez à nez avec celui que je détestais le plus au monde. J'ai eu droit aux politesses usuelles, même à des compliments. Sur le moment, je ne l'ai même pas évité, je lui ai même souri. Tout deux esquissant un rictus malsain, nous nous sommes échangés nos numéros de téléphone. Croyait-il vraiment que j'avais passé l'éponge sur l'humiliation passée ? Me pensait-il naïve au point de retomber dans ses filets ? J'ai eu le temps de me faire les griffes, d'aiguiser mes crocs. C'était décidé, je me ferai justice.

Peu de temps après cette rencontre, je reçus un appel des plus surprenants. Toi, le roi des excuses, venais t’enquérir de mes nouvelles. Après des années de silence, tu osas me recontacter, comme ça, comme si de rien n'était. J'en avais pratiquement oublié le timbre de ta voix, tes intonations, ton accent, ton rire. Un sentiment mitigé m'envahit, une immense joie, empreinte de nervosité, teintée de nostalgie, le tout accompagné d'une once d'amertume. Redoutais-tu tant que ça que ton charognard de frère se joue de nouveau de moi ? Toutefois j'avais appris de mes erreurs.

Nos longues correspondances atténuaient les distances.

Même si je n'étais plus la petite princesse d'autrefois, même si de l'eau avait coulé sous les ponts, j'avais l'impression que notre complicité n'avait jamais disparu. On s'appelait, on s'envoyait des messages tous les jours, voire même, plusieurs fois par jour. Si bien que j'en avais oublié ton déchet de cadet, que j'en avais mis de côté mon insatiable envie de vengeance. La petite poupée que l'on mettait sous-verre n'était plus. Et pourtant, tu la faisais resurgir si facilement. Cela en devenait troublant. Au fur et à mesure de nos discussions, nous décidâmes de nous revoir.

À ma grande surprise, tu n'avais pas changé d'un iota.

Pire que ça, je te trouvais terriblement séduisant. Nos retrouvailles m'ont déconcertées. Fallait-il absolument que tu me prennes dans tes bras ? Je n'étais plus la gamine d'hier, j'étais devenue femme. Une simple bise aurait amplement suffi. Tes attentions m'ont touchées, être étreinte de la sorte me fit un drôle d'effet. Le sentiment d'être appréciée, d'être pardonnée, d'être acceptée. J'avais toujours regretté être partie en claquant la porte, et là, je pouvais enfin apaiser mes remords. Malgré nos échanges journaliers, j'avais tellement à te raconter.

Le temps s'était écoulé, mais il n'avait pas pansé nos plaies.

Parfois, je ressentais un certain malaise en ta compagnie. Pour être tout à fait honnête, une part de moi t'en voulait encore. Je pouvais essayer de me persuader du contraire, mais je n'avais rien oublié. L'amertume était toujours toute aussi vivace, la tristesse dans ton regard était encore plus flagrante qu'auparavant. Même si nous n'abordions jamais certains événements, la douleur subsistait et continuait à nous peser. Certaines choses avaient été heurtées, brisées. Plus que tout, je voulais croire que nos liens n'en avaient jamais souffert. Cependant, je me mentais.

Au diable les rancœurs ! Je voulais m'emparer du rôle principal dans le théâtre de ton cœur.

Je souhaitais que l'on goûte au bonheur. J'étais persuadée qu'ensemble, nous pouvions tout changer, faire un trait sur le passé, et dans la même direction nous tourner. L’atmosphère se faisait de plus en plus légère. Nous riions, nous flirtions, nous nous embrassions, nous nous amusions. À tue-tête on chantait, de nouveau tu me coiffais, et durant des heures nous avons dansé. J'étais certaine que nous nous aimions. Et pourtant, un soir, sans crier gare, les yeux dans les yeux, alors que tu m'étreignais fortement, tu décrétas que nous prendrions des chemins différents. J'ai d'abord cru à une mauvaise blague. Or, dans ton regard, je voyais bien que tu ne me mentais pas. J'étais assaillie d'une multitude de questions, j'étais décontenancée.

Du prince charmant, au plus cruel de tous mes amants.

Le vide me submergeait, le silence me tuait, et ma colère ne cessait de gronder. Définitivement, vous n'étiez pas frères pour rien ! Les deux, tour à tour, vous vous êtes joués de moi. Dans un état second, en soirée, je t'ai retrouvé. Les larmes aux yeux, je me suis emportée, je t'ai insulté, je t'ai même menacé. Puis j'ai décidé que ton cadet devrait en payer les frais. Tous ses méfaits avaient fini par détruire celui que tant je chérissais. Une fois ma colère apaisée, une fois ma soif de vengeance assouvie, j'ai tout envoyé valser sans me retourner. C'était enfin terminé, plus rien vous concernant ne m'intéressait.

Un verre de vin... Une cigarette en main... Putain de destin !

Deux mois s'étaient écoulés, je pensais avoir enfin tourné la page sur ce passé que j'abhorrais. Le garçonnet que j'admirais, l'adolescent que j'adulais, l'homme que j'aimais, de désespoir nous avait quitté. Pour de bon, tu avais tout plaqué. Malgré tout ce que j'avais pu me dire, je me suis effondrée. Finalement, rien de ce que je n'aurai pu faire n'aurait pu t'aider. Finalement, la quête du bonheur, depuis longtemps, tu l'avais abandonné. Fatalement, tout ce que chez toi j'aimais, tout ce que chez toi j'admirais, t'a inévitablement poussé à tout rejeter. Cruelle destinée !

Un rêve, une confession..

Ce matin au réveil, je me suis retrouvée en pleurs. J'ai fait un très long rêve, une longue rétrospective, je m'adressais à un enfant. Les cheveux en bataille aux reflets dorés, un regard bleu à en faire rougir les cieux, arborant un sourire radieux. Je ne pouvais m'empêcher de le prendre dans mes bras, de le serrer fort contre moi. Je lui contais notre histoire tout en l'étreignant comme tu le faisais si bien. Il te ressemble tant. Un détail m'a choqué, ces mots que tu n'as jamais prononcé … Lorsque je me suis éveillée, un doux murmure dans ma tête continuait de résonner, ne cessait de me hanter : « Ticha ... Je t'ai toujours aimé. »

 

Post-scriptum

Les mots me manquent pour te dire tout ce que je pense, les mots me manquent pour t'exprimer tout ce que je ressens.

Tu vois, mon subconscient m'a joué un vilain tour. Même si je n'ai jamais mentionné ton nom durant toutes ces années, tu n'as jamais quitté mes pensées. Il est grandement temps de se réconcilier, ne crois-tu pas ? Même si quinze années se sont écoulées, j'ai toujours ce sentiment étrange, cette peur profondément ancrée, que si ma conscience venait à être apaisée, que si j'en venais à expier mon pécher ; mon cerveau avec le temps, t'effacerait. Or, si je suis celle que je suis aujourd'hui, je te le dois en partie. Alors je te prie d'accéder à mon dernier caprice. Car s'il y a une chose que je ne souhaite vraiment pas, c'est d'oublier à nouveau, d'encore occulter toutes ces années passées à tes côtés. Le silence n'a que trop duré, m'a bien trop pesé. J'aimerai pouvoir chérir ces moments, de nos fous rires à nos crises de déprimes, de nos folies à nos larmes. Alors, pardonne ma colère envers toi. Du fond du cœur, pour tout, je ne pourrai jamais assez te remercier.

 

A...

 

 

 

 

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